Nous avons déjà observé que trier des objets suppose que l'on dispose d'une relation d'ordre définie sur ces objets et qui plus est totale. Nous avons majoritairement utilisé l'ordre naturel pour illustrer les algorithmes de tri.
Il n'est pas rare que l'on ait à trier des listes d'objets disposants de plusieurs attributs. Considérons par exemple une liste de couples contenant une température (en degrés Celsius) et une pression (en Pascals). En limitant la précision des mesures à un entier, ces deux attributs sont munis de la relation d'ordre naturel. On peut trier une telle liste selon la température ou la pression, mais dans ce cas l'autre attribut est tout bonnement ignoré dans le tri et ce n'est pas ce que l'on souhaite.
Une première idée consiste à comparer les couples terme à terme, autrement dit on définit une relation sur l'ensemble des couples par :
On vérifie aisément que cette relation est réflexive, anti-symétrique et transitive, il s'agit de l'ordre produit. Cette relation se généralise à des -uplets d'un produit cartésien d'ensembles totalement ordonnés . Malheureusement cette relation d'ordre n'est que partielle, en effet on ne peut pas comparer les couples et par exemple. Une autre construction est nécessaire.
Une réponse possible à ce problème est la relation d'ordre lexicographique. C'est celle que nous utilisons pour ranger les mots dans un dictionnaire ou pour classer les nombres réels quand ils sont représentés à l'aide de leurs développements décimaux. L'idée est naturelle, on part d'une liste de -uplets d'un produit cartésien d'ensembles totalement ordonnés et on trie cette liste une première fois suivant la première composante. On partitionne alors la nouvelle liste en sous-listes contiguës selon la valeur de la première composante (leur concaténation est donc la liste ). On trie alors chacune de ces sous-listes à l'aide d'un algorithme de tri stable suivant la seconde composante. On recommence le même procédé sur chacune de ces sous-listes pour la composante suivante, etc.
Considérons la liste définie sur le produit cartésien où est muni de l'ordre naturel et est l'alphabet latin muni de l'ordre alphabétique. UnLe résultat dépend de la méthode de tri choisie puisqu'il existe plusieurs triplets de même première valeur. premier tri suivant la première composante entière pourrait fournir la liste
Un second tri stable de ces trois listes suivant la deuxième composante pourrait donner :
ééé
Et un dernier tri stable sur la liste suivant la dernière composante (les 4 premières listes ne contiennent plus qu'un élément) achèverait le processus :
Notons dès à présent que la méthode de tri présentée dans l'exemple ci-dessus n'a rien de simple à cause des segmentations successives des listes manipulées. Nous verrons à la section suivante comment faire mieux. D'autre part, l'ordre lexicographique tel qu'il vient d'être présenté n e permet de comparer que deux séquences de même longueur, alors que nous savons comparer des mots d'un dictionnaire ou des nombres réels*grâce à leurs développements décimaux illimités, sans que leurs longueurs soient égales.
Formalisation
On rappelle que si est une relation d'ordre, alors désigne l'ordre strict associé à . On va définir une relation d'ordre sur la réunion de produits cartésiens finis d'ensembles totalement ordonnés. On rappelle que si est un entier naturel, on note ⟦⟧.
Soit une famille dénombrable d'ensembles totalement ordonnés. On définit
Soit et Soit et
La relation binaire définie sur par si et seulement si
est une relation d'ordre total appelée ordre lexicographique.
La condition exprime formellement que si et seulement est un préfixe de ou s'il existe un rang en deça duquel les termes de et sont égaux et tel que .
Démontrez le théorème dans sa version simplifiée où est le produit fini de ensembles totalement ordonnés .
En pratique, l'ordre lexicographique est souvent utilisé sur des tous identiques et munis de la même relation d'ordre, par exemple muni de l'ordre naturel pour les développements décimaux illimités dans la représentation des nombres réels, ou encore muni de l'ordre alphabétique. Dans la suite nous nous intéresserons plus particulièrement aux mots d'un langage. Le formalisme est légèrement différent de celui que nous venons de présenter.
Un mot de lettres, au sens usuel du terme, étant une suite de lettres, il n'y a pas de gros efforts à faire pour transposer le concept dans le langage mathématique. Pour cela, on se donne un ensemble fini appelé alphabet à éléments qui sont les lettres ou les symboles de l'alphabet. Par convention on suppose que cet alphabet est muni d'une relation d'ordre total héritée de l'ordre naturel via l'application bijective et croissante :
⟦⟧
Toute séquence de symboles de définit un mot et on appelle longueur du mot le nombre de ses symboles noté ou .
Pour parfaire le modèle, on ne sépare pas les symboles de la suite et on écrira tout simplement pour la suite de symboles .
On note l'ensemble (infini) de tous les mots possibles (qui remplace dans la définition ). On équipe d'une loi de composition interne, la concaténation que l'on note comme un produit et qui associe à deux mots et le mot constitué des lettres de suivies par les lettres de . Cette loi est associative et l'ajout d'un élément neutre appelé mot vide font de un monoïde.
Si alors . Si est l'alphabet latin, la concaténation bon.jour des mots bon et jour est le mot bonjour (qui est différent de la loi n'est bien sûr pas commutative.)
Nous ne fournissons pas d'exemples de comparaisons de deux mots selon l'ordre lexicographique*souvent confondu avec l'ordre alphabétique dans le langage courant, l'expérience du lecteur en la matière devrait suffire. L'objectif de cette section est de comprendre la formalisation à partir de la connaissance pratique et non l'inverse.
Un algorithme
La relation d'ordre étant à présent total, on peut toujours comparer deux mots et de on aura donc ou ce que l'on peut décomposer en 3 situations :
La condition suggère comment écrire l'algorithme. La première phase consiste à comparer terme-à-terme les symboles et de et en partant du premier symbole et avancer tant qu'ils sont identiques et qu'il reste des symboles à comparer. Plusieurs cas sont alors possibles en sortant de cette boucle :
On n'a atteint ni la fin de ni celle de . Dans ce cas on peut décider si ou en comparant et suivant l'ordre alphabétique.
On a atteint la fin de l'un des deux mots, disons (le raisonnement est symétrique si c'est ). Dans ce cas, est préfixe de et on a et on peut décider si c'est ou selon qu'on a atteint ou non la fin de également.
L'algorithme ci-dessous renvoie l'une des trois valeurs ou selon que ou que respectivement.
1ALGORITHME ComparaisonLexico(u,v):{-1,0,+1}
2DONNEES
3 u, v: listes de caractères
4VARIABLES
5 i: entier
6DEBUT
7 i ← 1
8TQ ((i ≤ |u|) ET (i ≤ |v|) ET (u[i] = v[i]) FAIRE
9 i ← i + 1
10FTQ
11SI ((i > |u|) ET (i > |v|)) ALORS
12RENVOYER 0 u = v
13SINONSI ((i > |u|) OU ((i ≤ |v|) ET (u[i] < v[i]))) ALORS
14RENVOYER -1 u < v
15SINONSI ((i > |v|) OU ((i ≤ |u|) ET (u[i] > v[i]))) ALORS
16RENVOYER +1 u > v
17FSI
18FIN
NB. Il faut noter que la justesse de l'algorithme dépend de l'hypothèse (toujours discutable) que l'interprétation d'une formule conjonctive (resp. disjonctive) s'arrête dès qu'une condition n'est pas satisfaite (resp. satisfaite).
Faites une preuve d'arrêt de cet algorithme. Démontrez que l'algorithme est valide.
Complexité
Nous allons évaluer la complexité de l'algorithme en fonction du nombre de comparaisons entre les lettres des deux mots. Notons et . Dans le meilleur des cas, la première lettre suffit pour conclure, ainsi et dans le pire des cas il faut parcourir toutes les lettres du mot le plus court donc .
Le cas moyen, comme toujours, est plus délicat à obtenir. On suppose que et on partitionne l'ensemble des instances de tailles en fonction du nombre de lettres à comparer pour décider, ce nombre variant entre et en effet, on tient compte de la situation où est un préfixe strict de auquel cas il faut une comparaison supplémentaire pour conclure, même s'il n'y a pas à proprement parler de lettre dans le mot le plus court. Notons la partie de contenant toutes les instances qui nécessitent comparaisons, On a
Si l'alphabet est de taille alors puisqu'il s'agit du nombre de couples de mots de tailles et possibles. Dénombrons les ensembles pour le cas particulier de la partie où est un préfixe de sera traité à part. Si la décision est prise en comparant et pour cela signifie que les mots et ont un préfixe commun de lettres et que .
Le mot est arbitraire, on a donc possibilités pour . Les premières lettres de sont fixées par celles de la -ème lettre doit être distincte de et les restantes sont quelconques, soit possibilités pour constituer finalement:
⟦⟧
Il reste à calculer . Dans ce cas est préfixe de et il y a possibilités pour constituer (mais une seule pour ), donc
Notons, en guise de vérification, que la somme des cardinaux des est bien le cardinal de :
On peut remplacer les valeurs déterminées en () et () dans l'expression () pour obtenir
Et comme on devait s'y attendre, l'expression montre que la complexité ne dépend que de la plus petite des deux longueurs, ici par hypothèse. Il reste à évaluer la somme et on applique la même preuve que celle du Lemme prouvé au chapitre Fonctions de complexité :
Puisque la complexité ne dépend que de la longueur du plus petit mot, on peut alors conclure
La complexité moyenne de la comparaison lexicographique entre deux mots de longueurs et est
NB. Il faut déduire de l'équation que la moyenne du nombre de comparaisons entre lettres est asymptotiquement égale à .
Algorithme du tri lexicographique
Présentation
On reprend les notations du chapitre Ordre lexicographique dans lequel nous avons défini une relation d'ordre totale sur l'ensemble des mots sur un alphabet fini . Le tri par dénombrement n'est pas adapté à la situation, entre autres.
Nous sommes en mesure d'appliquer les algorithmes de tri que nous avons déjà étudiés en remplaçant une liste de nombres par une liste de mots et l'ordre naturel par l'ordre lexicographique. Cependant, la nature particulière des objets à trier va nous permettre de développer une méthode plus adaptée, sous-entendu, plus rapide.
Supposons pour le moment que la liste de mots à trier contienne uniquement des mots de même longueur (nous verrons plus loin comment généraliser le processus à des listes de mots de longueurs différentes). Nous allons appliquer l'algorithme du tri par répartition TriRépartition fois sur la liste en triant successivement les mots de la liste selon leur -ème lettre pour variant de à (voir l'exemple).
Commençons par étudier un exemple élémentaire avec la liste de quatre mots de longueur .
Dans un premier temps nous trions les mots de la liste en fonction de leur deuxième lettre. En lisant la table suivante de la gauche vers la droite, on peut suivre l'évolution du contenu de cette liste et des différents casiers (ceux qui ne sont pas utilisés sont omis), au fur et à mesure de l'avancement du tri par répartition. Le symbole indique où va être rangé le prochain mot de la liste :
Tri par répartition de la liste suivant la 2ème lettre.
La concaténation des casiers (y compris les casiers vides qui ne sont pas montrés) fournit une nouvelle liste . On recommence de la même façon, mais la comparaison se fait cette fois sur la première lettre :
Tri par répartition de la liste suivant la 1ère lettre.
Maintenant que toutes les lettres ont été comparées, la concaténation des casiers fournit la liste triée
Il peut sembler paradoxal de commencer par la dernière lettre plutôt que la première, mais la preuve du lemme suivant fournit l'explication. Pour faciliter la compréhension, quand nous ferons référence à la -ème lettre d'un mot il s'agira de la -ème lettre en partant de la fin du mot, ainsi et plus généralement . D'autre part, on désigne par le suffixe si et le mot vide si . On a donc en particulier .
Soit une liste de mots de même longueur . À l'issue des tris par répartition de la liste suivant les clés de tri décroissantes à les mots de la liste sont triés dans l'ordre lexicographique.
Soit . Dans cette preuve uniquement, on désignera par la liste obtenue après le -ème tri par répartition sur la -ème lettre et la liste des suffixes des mots de . On a et . Nous allons prouver par récurrence que la liste est triée. Soit le prédicat :
après le -ème tri par répartition, la liste est triée
La liste contient uniquement la dernière lettre de chacun des mots de la liste après le premier tri par répartition donc est vraie puisqu'il s'agit du tri alphabétique. Soit . À l'étape l'algorithme TriRépartition trie les mots de la liste suivant la prochaine lettre à la position . Soit et deux mots de la liste . Notons et leurs -ème lettre respectivement. Puisque le -ème tri par répartition se fait sur cette lettre, trois situations se présentent :
Si l'algorithme range le mot dans le casier et le mot dans le casier . Le mot précède donc le mot après la concaténation des casiers.
Si le raisonnement est symétrique et le mot suit donc le mot après la concaténation des casiers.
Si et alors est placé avant dans la liste d'après l'hypothèse de récurrence l'algorithme rangera donc avant dans le casier et sera placé avant après la concaténation des casiers. Le raisonnement est symétrique si .
Dans les trois cas, à l'issue du tri, les suffixes et sont rangés dans la liste conformément à la définition de l'ordre lexicographique, donc est vraie.
À ce stade, nous ne sommes en mesure de trier que des mots de même longueur. Notons la longueur maximale des mots de la liste . Pour généraliser l'algorithme à une liste de mots de longueurs différentes, on commence par répartir les mots de la liste dans listes suivant leurs longueurs, les mots de longueur étant rangés dans la liste . Cette opération est réalisée encore une fois par l'algorithme TriRépartition selon la longueur des mots. À l'issue de ce partitionnement la liste est vide.
Le tri consiste toujours à effectuer tris par répartition des mots de selon les symboles d'indice à . La seule différence avec le tri lexicographique de mots de même longueur consiste, avant d'effectuer le prochain tri par répartition à l'indice à insérer les mots de la liste au début de la liste . Ainsi avant le premier tri par répartition sur les symboles à la position on insère la liste à gauche de la liste autrement dit la nouvelle liste est obtenue par concaténation de la liste et de l'ancienne liste .
Pourquoi faut-il réaliser la concaténation et pas avant chaque tri par répartition ?
Modifiez l'algorithme TriRépartition pour écrire un algorithme Partition qui partitionne la liste en listes des mots de longueurs et renvoie la liste de ces listes. Calculez la complexité de cet algorithme.
Il ne reste plus à présent qu'à articuler les deux opérations. L'algorithme opère donc en deux phases. La première phase partitionne la liste initiale en listes contenant tous les mots de longueur . La seconde phase applique fois l'algorithme du tri par répartition selon la -ème lettre des mots, en partant de jusqu'à .
1ALGORITHME TriLexico(@L):liste
2DONNEES
3 L: liste de mots
4VARIABLES
5 P: liste la partition en L_k
6 k: entier
7DEBUT
8 P ← Partition(L)
9 k ← #P #P = l
10TQ k > 0 FAIRE
11 Concaténer(P[k],L)
12 TriRépartition(L,(u,k) ↦ j) u_k = a_j
13 k ← k - 1
14FTQ
15FIN
La fonction d'adressage utilisée à instruction #12 est celle qui renvoie le numéro de la -ème lettre du mot i.e. telle que .
Complexité
On rappelle que . On note la longueur de la liste à trier, la longueur de la liste des mots de longueur et la longueur du mot le plus long. On a
L'algorithme Partition demande opérations pour calculer la longueur maximale (instruction #9) puis opérations pour initialiser les listes (instructions #11 à #14). La répartition des mots dans les casiers a un coût en on a donc
L'algorithme TriRépartition a un coût de pour initialiser les casiers à la liste vide, un coût de pour répartir les éléments de la liste d'appel et un coût de pour concaténer les casiers, soit au total
é
Pour évaluer la complexité de l'algorithme TriLexico, il nous reste à calculer le coût des appels successifs à l'algorithme de tri par répartition (instruction #12) pour chacune des listes . Le -ème appel se fait sur une liste dont la longueur est égale à
et donc majorée par la longueur de la liste initiale d'après (), soit . On peut à présent conclure :
Le cardinal de l'alphabet étant constant et la longueur maximale des mots étant asymptotiquement négligeable devant la taille de la liste, on peut conclure que
La complexité de l'algorithme du tri lexicographique TriLexico en fonction du nombre de mots à trier est
Travaux pratiques
Écrivez une fonction CPPL(u, v) qui renvoie 0 si -1 si et 1 si .
Écrivez les fonctions CPartition(L), TriRepartition(L) et TriLexico(L). Écrivez une fonction GenListe(n,l) qui renvoie une liste de mots de longueur choisis aléatoirement. Comparez le temps d'exécution pour trier une liste avec vos fonctions et la fonction de tri de C.